Cinéma Bel Air, Mulhouse
de Christian Schowchow avec Carla Juri, Albrecht Abraham Schuch, Roxane Duran
Drame – Allemagne/France – 2016 – VOST – 2h03
1900, Nord de l’Allemagne. Paula Becker a 24 ans et veut la liberté, la gloire, le droit de jouir de son corps, et peindre avant tout. Malgré l’amour et l’admiration de son mari, le peintre Otto Modersohn, le manque de reconnaissance la pousse à tout quitter pour Paris, la ville des artistes. Elle entreprend dès lors une aventure qui va bouleverser son destin. Paula Modersohn-Becker devient la première femme peintre à imposer son propre langage pictural.
Paula Becker est la première femme du mouvement expressionniste. Avant-gardiste, féministe, elle disparait jeune, à 31 ans, laissant derrière elle une oeuvre unique et pléthorique mais peu connue hors de son pays qui fera l’objet d’une exposition au Musée d’Art Moderne de Paris en 2016.
Un film magnifique, ode à la femme libre, espiègle, qui relate l’existence d’une pionnière de l’art moderne.
Prestigieuse est la liste des cinéastes tels Vincente Minnelli, Robert Altman, Maurice Pialat, Bruno Nuytten… qui ont porté à l’écran la destinée de peintres célèbres.
Avec son dernier film, Paula, Christian Schwochwo, nous invite à partager la destinée fort brève de Paula Becker morte prématurément à 31 ans, artiste, précurseur oubliée de l’art moderne, peut être déjà expressionniste et protocubiste sans le savoir. Le film, magnifique, est une ode à la femme libre, espiègle, fragile et forte à la fois car déterminée et convaincue que sa main, son geste, doivent se fier au lumineux cheminement de son regard qui la guide vers la toile sans avoir peur ni honte malgré les critiques acerbes.
Le réalisateur, attaché à retracer ou à écrire le parcours de figures féminines fortes – L’Invisible, De l’autre côté du mur, interroge ici une « force naissante qui s’émancipe sans forcément le revendiquer… première femme qui fit son autoportrait nue »*. Entreprise toujours difficile et risquée que de faire se confronter deux formes artistiques que tout oppose et rapproche simultanément : le cinéma et la peinture ! Car comment restituer la pensée du peintre quand bien même sa gestuelle serait appréhendée et que dire du cadre du tableau que le format du cadre du film s’ingénie à décadrer voire à phagociter.
En effet, dans Paula, nombreux sont les plans où le trapèze noir du cadre de la toile opacifie le geste créateur et la création en sucitant parfois une véritable frustration du spectateur, frustration qui participe cependant de la tension dramatique. Ainsi, brutalement au début du film d’une part et à la toute fin d’autre part, deux séquences se répondent : la première, plan frontal sur le dos noir d’un immense tableau qui remplit l’écran, seules deux mains féminines sont visibles tenant ferment le cadre – tout un symbole – pendant que la voix du père autoritaire et sentencieuse énonce l’impossibilité pour sa fille et toute femme de devenir artiste peintre et d’en vivre, sentence brisée par la chute brutale du tableau comme échappée brutale et belle de la vie de Paula ; la seconde, précédée du plan en plongée de Paula gisant, morte, nous met à nouveau face à un tableau, son tableau en pied, peinture de la maternité en devenir, qui occupe tout l’espace, mais opère dans un clin d’œil subtil et imprévisible un saut temporel : à l’image de Paula se substitue l’image de Carla Juri, actrice aussi lumineuse que son modèle, pour nous installer dans un regard frontal sur nombre de ses œuvres, réunies là, dans le musée actuel, dédié exclusivement à une femme peintre et rendant ainsi caduque la déploration Rainer Maria Rilke* « hélas toi qui fus loin de toute gloire ».
La narration, s’appuyant sur les très nombreuses lettres et le journal intime de Paula, développe davantage la richesse d’instants magiques, uniques, que la multiplicité des épisodes. L’intensité et l’unité dramatique sont la règle d’une entreprise brillamment réussie par le réalisateur et ses deux scénaristes, Stefan Kolditz et Stephan Suschke, qui ont su tout de suite prendre le parti d’une narration forte car épurée de l’anecdotique répétitif jugé non signifiant. En effet, Christian Schwochwo revendique** par exemple le fait d’avoir condensé en un seul voyage et unique épisode les différentes escapades de Paula à Paris, véritable cœur du film : la rencontre avec les artistes, Camille Claudel, l’atelier de Rodin… ainsi que ses rencontres masculines. Elles aussi sont condensées en seul personnage, bel homme « artiste joli-cœur » qui lui fait découvrir la vie parisienne, les toiles de Cézanne, et les plaisirs de l’amour charnel longtemps refusé par son mari. Cette séquence, joyeuse, débridée et sensuelle interroge d’ailleurs la malice de Paula ou plutôt celle du réalisateur qui trouve là quelques facilités La marque évidente sur le drap de la virginité perdue est glissée entre deux ou trois pommes sur le lit, mais c’est une autre pomme, accrochée élégamment sur le chapeau, que ne fit que croquer cinq ans plus tôt mais au sens propre et par jeu celui qui allait devenir son mari, Otto Modersohn. C’est la même exaltation, pudique et joyeuse, mais masquée par un drap qui scelle physiquement les retrouvailles de Paula et de son mari qui, d’amoureux passionné et constant, devient, sidéré, le premier et ardent spectateur de ses peintures improbables enfin comprises et admirées : « peindre le ressenti » disait elle et non reproduire le réel, et plutôt tendre vers une « simplicité nouvelle »
Carla Juri est habilement mais très classiquement dirigée. Si Paula est l’âme du film, l’actrice qui l’incarne a su se glisser dans le caractère délicat mais aussi plein d’énergie dans ce qui fut une quête relativement solitaire, exception faite de Clara, son amie, sculptrice, qui fut un temps l’épouse de Rainer Maria Rilke.
Ainsi la préparation minutieuse du rôle l’a-t-elle conduite à scanner et agrandir fortement les photos de Paula pour en examiner les traits significatifs du visage et les postures. C’est une femme aux prises avec la beauté et l’immensité des paysages. Réduit à trois courtes séquences et très peu de plans, son trajet vers Paris offre cependant au spectateur un très beau plan inoubliable : un plan très large sur le lac gelé, Paula trainant son chevalet et le fardeau de sa valise dans la neige, et s’enfonçant lentement au point de disparaître dans la profondeur de champ de la lumière hivernale ! Des acteurs et des rôles sont eux aussi à la mesure d’une évocation ambitieuse, tels Roxane Duran qui joue Clara Rilke, Albrecht Abraham Schuch dans le rôle fr l’époux singulier mais rassurant, peignant de longues heures des paysages immuables, ou bien Joel Basman qui incarne un R M Rilke que l’on découvre d’abord dans une improbable tenue de cosaque !
C’est bien de la magie du cinéma : scènes champêtres, décors de l’intime, refus du spectaculaire au profit d’une attention constante aux visages remarquablement éclairés : il s’agit ici de l’intensité du regard du réalisateur sur la peinture et le trop bref destin de Paula Becker, et qui nous fait partager la conviction de Paula qui émerge pleinement de ses lettres et son journal intime : « Je travaille avec une passion qui exclut tout le reste ». Avoir-alire